Résister à la sélection par la désobéissance éthique : « Demain dépend de nous »

Publié le : 22/01/2018

 

Tribune publiée par  le 21 janvier 2018 dans Mediapart

 

Nous avons besoin d’une université libre, ouverte et démocratique. Et non de la sélection qui conduira à l’exclusion de milliers de bacheliers de l’enseignement supérieur. Nous avons besoin d’une société de la solidarité et de l’entraide. Et non d’un système de la compétition généralisée qui ne fait que « sélectionner les plus conformes », ainsi que nous le disait Albert Jacquard en 1994.

 

Des extraits de cet article ont fait l’objet d’une communication au meeting organisé par l’ASES à la Bourse du travail de Paris, le 20 janvier 2018. Ce rassemblement unitaire intitulé « La sélection n’est pas la solution » a réuni 300 personnes et s’est achevé par l’adoption d’un appel important qu’on peut lire sur plusieurs sites (voir ICI, ou ).

 

Résister à la sélection par la désobéissance éthique :

« Demain dépend de nous »

 

Je dédie cet article à Cédric Herrou et à tous les désobéissants qui apportent aide et soutien aux migrants. Même si les situations sont  incomparables, même si les frontières ou les murs ne sont pas les mêmes, il y a une signification politique au fait que ce soit le même pouvoir qui conduit une politique d’exclusion des migrants et qui entend imposer l’exclusion de milliers de jeunes de l’enseignement supérieur.

Avec la plateforme Parcoursup et le projet de loi relatif à l’orientation et à la réussite étudiante (loi ORE), le gouvernement Philippe, conformément au programme du candidat Macron, prépare l’université de demain : une entreprise concurrentielle qui sélectionnera et classera ses clients. Exit le service public ouvert à des usagers. Pour être rentable il faut sélectionner et donc exclure. Et en finir avec l’idéal républicain de l’ascenseur social et de la démocratisation de l’enseignement supérieur. Ce que je nommais dans un précédent billet "la catastrophe qui vient" ouvre dans l'éducation l'ère du prédictible, du profilage et de la science infuse à travers l'obligation qui est faite aux enseignants de déterminer l'avenir professionnel de chaque adolescent. 

Mais ce gouvernement néolibéral entend aller encore plus loin : à travers la réforme du bac qu’il envisage, les lycées de demain délivreront un diplôme maison et entreront en concurrence entre eux. De ce « demain » nous sommes nombreux à ne pas vouloir. Car la réforme conduite au pas de charge par Frédérique Vidal contient un projet de société qui n’est pas le nôtre, qui ne peut pas être celui de tous les humanistes et progressistes : au lieu que l’éducation, l’enseignement et la culture ont pour fonction d’élever l’humain, les projets Blanquer-Vidal- Macron élèveront les individus les uns contre les autres, les établissements les uns contre les autres, les territoires les uns contre les autres. La guerre des meilleurs nous promet « Le meilleur des mondes ». Il arrive trop souvent que « les premiers de cordée » - dont notre président fait l’éloge – coupent la corde une fois arrivés au sommet, y vivent sereinement dans leur petit monde et ignorent celui d’en-bas. De ce monde de la distinction et de l’élection, nous ne voulons pas. Il créera un enseignement supérieur à deux vitesses : grande université de recherche intensive aux diplômes d’excellence très sélectifs et fort chers, petit pôle de formation de premier cycle, accessible aux lycéens les moins fortunés ou dont les dossiers sont moins solides.

Le gouvernement Philippe commet cependant une erreur qui pourrait être fatale à ces projets de réforme. Il est en train d'imposer ce monde de la sélection, de la concurrence et de l’exclusion en dehors de tout cadre légal : Parcoursup et le "Plan Etudiants" entrent en vigueur alors même que la loi n’est pas adoptée au parlement. Face à une entorse majeure faite à la démocratie, devant un tel déni du droit et du fonctionnement de nos institutions, il est du devoir de tous les fonctionnaires de résister, y compris par la désobéissance. Avant de décliner de manière très concrète les formes que peut prendre dans les présentes circonstances la désobéissance éthique, je dois rappeler ce qui s’est passé ces dernières années afin de bien circonscrire les enjeux de ces réformes du bac et de la sélection à l'entrée de l'université.

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Avec d’autres je documente depuis bientôt dix ans les réformes successives que des gouvernements de droite et de « gauche » ont imposées à l’enseignement supérieur et à la recherche (ESR). L’université de 2018 n’a plus rien à voir avec celle de 2008. Le pouvoir des présidents, la politique dite « d’excellence », le financement par appels à projets, les fusions, la régionalisation, la dévolution du patrimoine, les SATT, les COMUEs, les indicateurs de performance, l’obligation de rentabilité, la concurrence des établissements, des laboratoires et des chercheurs, la crise budgétaire organisée par les différents gouvernements, l’imposition du « new management public », les audits et les cabinets de consultance, des chercheurs qui passent plus de temps à chercher de l’argent qu’à faire de la recherche, la souffrance au travail, les burn-out et les suicides, les master à 6000 euros le semestre, les étudiants qui se paupérisent : l’Université française a probablement davantage changé en 10 ans qu’en huit siècles d’existence. Ce qui semblait impensable en 2008 est advenu. Ce que j’écrivais en 2011 sur la politique d’excellence était en grande partie exact, mais bien en deçà de la catastrophe qui se préparait. Il est vrai qu’avec le néolibéralisme le pire est toujours sûr. Il faudra un jour comprendre comment, en si peu de temps, on a pu à ce point abîmer la démocratie universitaire, la collégialité et l’invention critique qui faisaient la force de notre enseignement supérieur. 

Personne ne peut dire à cette heure si la réforme de l’accès à l’enseignement supérieur qu’impose le gouvernement aux fonctionnaires et aux lycéens en dehors de tout cadre légal se soldera par un mouvement de protestation de grande ampleur et par un retrait du projet de loi. Mais chacune et chacun est en mesure de comprendre qu’un cycle est en train de s’achever avec la mise en place de la sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur. Ce cycle qui a certainement commencé avec la loi LRU de 2007 est celui de la libéralisation à marche forcée d’une des plus importantes Fonctions publiques d’Etat. Celle dont dépend la formation de notre jeunesse, le dynamisme de notre recherche, la force de notre pensée critique et de notre capacité d’invention. Le cycle suivant qui va s’ouvrir avec la loi ORE est celui de la création d’un grand marché dérégulé de l’éducation et de l’enseignement supérieur. Il conduira à la casse du statut des enseignants-chercheurs et à la défonctionnarisation de l’université publique. J’y insiste : nous sommes peut-être très proche de la fin de l’Université française telle que nous l’avons connue depuis sa création. De nous dépend que Macron n’en soit pas le fossoyeur. De nous, parents d’élèves, lycéens, étudiants, personnels de l’éducation et de l’ESR, militants associatifs, syndicaux et politiques, de nous toutes et tous dépend que puisse continuer d’exister une université libre, ouverte et démocratique, une société de la solidarité et de l’entraide. Et non un système de l’exclusion, du tri social et de la compétition qui ne fait que « sélectionner les plus conformes », nous rappellait Albert Jacquard dans une vidéo prophétique de 1994. Oui, demain dépend de nous. (...)

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