Une pensée au travail

Publié le : 15/05/2012


Une pensée au travail

Entretien avec Patrick Champagne(1), EHESS

 

L'engagement de Bourdieu a pour objectif d'apporter les matériaux scientifiques à ceux qui veulent penser le social et agir. La question de l'Etat, en posant celle de la domination, se situe donc au coeur de sa sociologie.

La publication du cours au Collège de France de Pierre Bourdieu sur l'État annonce d'autres livres.
Oui. L'année prochaine devrait sortir un nouveau volume consacré au peintre Édouard Manet, en fait à un exemple de révolution symbolique. D'autres suivront au cours des années à venir. Sont prévus un texte inédit sur le même artiste, deux volumes consacrés aux quinze années de séminaires qu'il a assurés à l'E.H.E.S.S. au cours desquelles il a mis en place ses principaux concepts qui donnèrent lieu au Sens pratique, à Esquisse d'une théorie de la
pratique et à La Distinction, un livre rassemblant plusieurs contributions consacrés à des champs particuliers et qui comportera un texte de synthèse inédit. Le bon accueil qui a été fait à la publication de Sur l'État constitue, en tout cas, un encouragement à poursuivre ce travail de publication.
 

À partir de quels matériaux avez-vous travaillé ?
Les cours du Collège qui avaient été enregistrés ont été retranscrits puis mis dans une forme lisible. Car, si Pierre Bourdieu préparait soigneusement ses cours, son enseignement se caractérisait par une semi improvisation à partir de ses notes. C'était véritablement une pensée au travail. C'est pourquoi la publication a nécessité un travail important de mise en forme qui s'est cependant efforcé de garder la spontanéité de l'oralité afin de restituer le plus fidèlement possible l'enseignant, le chercheur au travail, clair, compréhensible et profond.
 

Sur l'État constitue-t-il une bonne entrée en matière pour aborder la sociologie de Bourdieu?
Outre la clarté du propos, Bourdieu insiste à plusieurs reprises sur les possibilités qu'autorise l'oral par rapport à l'écrit. Par ailleurs, il est évident que la question de l'État est au coeur de toute sa sociologie dans la mesure où elle pose de manière forte la question de la domination, une question qui traverse toute son oeuvre. L'État est partout, même là où on ne l'attend pas comme par exemple dans un calendrier, une nomination, une carte d'identité et jusque dans les classifications sociales que tout sociologue utilise. Sur l'État permet aussi de découvrir l'importance que Bourdieu accordait à la recherche de terrain. Loin d'être un pur théoricien ou un sociologue dogmatique, comme il arrive que certains aiment à le présenter, Bourdieu consacre une partie de son cours à une étude menée sur le marché de la maison individuelle et analyse en détail la mise en place de comités et de commissions étatiques, notamment la commission Barre sur le logement (1977) dont il analyse la finalité politique, à savoir de rendre propriétaire le côté gauche de l'espace social, les détenteurs de capital culturel comme les enseignants par exemple parce que « l'attachement à l'ordre social passe par l'adhésion à la propriété, et faire adhérer à l'ordre établi le côté gauche de l'espace social, c'est opérer un changement considérable» (43).
La grande force de la sociologie de Pierre Bourdieu réside dans sa capacité à produire de la théorie à partir d'un travail de terrain minutieux et de revenir sans cesse sur les enquêtes à mesure que son outillage théorique progresse. On en a une belle illustration dans Le bal des célibataires (Le Seuil, 2002), ouvrage regroupant les trois articles qu'il a consacrés au célibat paysan en Béarn et qu'il analyse successivement à partir des concepts d'habitus, de capital et de champ, les trois piliers théoriques majeurs de sa sociologie. Il n'a pas procédé autrement dans les autres domaines de recherche qu'il a étudiés, qu'il s'agisse du système d'enseignement, de l'économie ou de l'État.

Pierre Bourdieu est souvent réduit à son engagement à partir des années 1990. Ce cours peut-il être considéré comme engagé ?
Dès le début de sa carrière, Pierre Bourdieu fut quelqu'un de profondément engagé, mais à sa façon, l'engagement de l'intellectuel consistant selon lui non pas à signer des pétitions - ce qui est en soi facile - mais à faire entrer les sciences sociales dans les grands débats de société (ce sera aussi la conception de Foucault). Il a ainsi mené ses premières enquêtes de terrain en Algérie, en pleine guerre, puis sur le système d'enseignement alors que celui-ci entrait en crise, ensuite sur les classes sociales alors que certains en proclamaient prématurément la disparition. Au moment même où il dispensait
son cours Sur l'État, il préparait La Misère du monde, ouvrage dans lequel il révélait, là aussi, enquêtes à l'appui, l'ampleur de la question sociale engendrée par la diffusion des logiques néolibérales. Pour autant, il n'entendait pas faire de sa chaire une tribune. Il le dit nettement : « Il y a des limites que je m'impose, peut-être à tort, mais je vous dis que j'ai conscience de ces limites et je vous invite à vous demander quelles sont les implications politiques que peuvent avoir les analyses que je peux faire » (p. 482). L'engagement de l'intellectuel se doit d'abord d'être un engagement scientifique. Et Bourdieu ne s'est pas privé de débattre avec les autres courants sociologiques afin d'en montrer les implications politiques. C'est ainsi, par exemple, que contre ceux qui professent « le retour de l'individu », il réplique : « Il y a des gens qui réalisent ce tour de force de faire une sociologie en contradiction avec les postulats fondamentaux de la discipline, sociologie qui est du côté des démolisseurs, peut-on dire, de tout ce qui était associé au public, au service public, à cette forme d'universalisation par le public » (p. 583). Mais que les lecteurs de Sur l'État n'espèrent pas trouver des réponses définitives sur l'État. Il ne s'agit pas tant de dresser l'état de la question que de délimiter l'espace des problèmes. Sa sociologie a pour ambition d'apporter des matériaux scientifiques à tous ceux qui veulent penser le social et agir. Il s'agit moins d'engager, dans la lutte politique, l'intellectuel en tant qu'individu que le savoir dont il est porteur.

Propos recueillis par Christophe Pébarthe

1. Autour de la publication des cours et séminaires de Pierre Bourdieu et à l'occasion de la parution en janvier dernier de "Sur l'État. Cours au Collège de France (1989-1992)", Le Seuil-Raisons d'Agir, 2012