Regards croisés sur l'autonomie

Publié le 21 janvier 2013

Regards croisés sur l’autonomie

Entretien entre Noël Bernard, Olivier Gebuhrer et Christian Laval

L’autonomie a été utilisée par les pouvoirs précédents pour mettre en place des dispositions leur permettant de piloter leur politique néfaste. Pour J.-Y. Le Déaut, l’autonomie des universités est un « acquis […] faisant consensus ». Nous avons demandé à trois universitaires (Noël Bernard, Olivier Gebuhrer, Christian Laval) impliqués dans la vie sociale de préciser leur approche en répondant à deux questions. Le débat sur ce que pourraient recouvrir la notion d’autonomie et ses interactions avec les libertés scientifiques et pédagogiques que nous défendons dans le cadre du service public d’ESR est loin d’être achevé.

Que pensez-vous de l’autonomie telle qu’elle a été mise en oeuvre par la loi LRU ?

 

Noël Bernard : La loi LRU n’utilise jamais le mot autonomie (1 seule fois en parlant des fondations). Ses promoteurs se sont servis abusivement du vocable autonomie pour désigner un ensemble cohérent de dispositions néfastes : désengagement budgétaire de l’État, structuration des établissements sur le modèle d’entreprises privées, concurrence entre universités, déréglementation tant des activités des universités que des statuts de leurs personnels. Ces mesures sont à chercher non seulement dans la loi LRU mais dans un ensemble de textes, en majorité sous le ministère Pécresse, mais plus généralement dans le cadre du processus de Bologne. Par exemple le Pacte pour la recherche est d’égale nocivité. 

Tant les établissements privés de toute marge de manoeuvre, que les équipes de recherches livrées à des impératifs économiques et marchands et acculées à des reconversions de leur recherche, les chercheurs et enseignants prisonniers d’une gestion locale dérégulée et déshumanisée et confrontés à l’opacité, l'inégalité et de nombreux cas de harcèlement ; tant la recherche, dont les champs se sont appauvris, que l’enseignement perdant son caractère universitaire ; dessinent un ESR en forte régression, un désastre pour notre pays. 

Christian Laval : Le terme d’autonomie fait aujourd’hui l’objet d’un usage orwellien. « L’autonomie » dans la novlangue managériale veut dire exactement le contraire de ce que l’on pourrait entendre d’emblée. Le mot n’est en réalité qu’un slogan mensonger qui couvre une politique qui impose par la loi et surtout par les dispositifs une double dépendance : un « pilotage » étatique centralisé, spécialement en matière de recherche via les agences de contrôle ; et une dépendance financière accrue à l’égard des entreprises et des « clients », sources de financement auxquelles il faudrait recourir pour faire face à la concurrence nationale et internationale. La loi LRU est en réalité une loi d’hétéronomie. 

L’actuelle « banqueroute » budgétaire de nombreux établissements universitaires à laquelle conduit la loi LRU apparaît ainsi non comme un accident malheureux mais comme la manifestation de l’intention même de la réforme : contraindre les chercheurs et les enseignantschercheurs à se soumettre aux financeurs ! Notons enfin que l’on ne peut pas faire comme si elle était une loi franco-française : elle n’est que la déclinaison nationale d’une politique européenne et même mondiale qui vise à remodeler les systèmes scolaires et universitaires selon une logique pleinement capitaliste( 1). 

Olivier Gebuhrer : La loi LRU n’est PAS une loi d’autonomie ; c’est une loi étatiste, une loi présidentialiste, une loi qui intègre les canons du « management entrepreneurial européen ». L’exigence d’autonomie se conjugue, sans se confondre avec elle, avec celle de l’émancipation sous ses différents aspects. Il n’y pas de contre-exemple historique. L’exigence d’autonomie ne se confond en rien avec l’ « autonomisme » qui en est la perversion, comme l’est le passage de la défense corporative au « corporatisme ». Pour l’ESR, cette exigence a trouvé une forme d’expression en France à l’issue du mouvement très complexe de Mai 1968 ; la droite politique et universitaire (Syndicat Autonome) s’y est accrochée en lui donnant un contenu malsain, celui du maintien de féodalités face à l’État central. Mais ce n’est pas l’expression majoritaire. Il s’agit d’un vecteur ductile et historique, un enjeu de luttes idéologiques et politiques essentiel. Avec la construction du capitalisme mondialisé version Union européenne, la droite, accompagnant et pilotant, a fait son aggiornamento. Elle ne se réclame plus de l’autonomie sauf si ses contreréformes l’obligent à en camoufler le sens. C’est confusion mentale que de lui faire le cadeau de laisser penser que, à sa manière, l’autonomie universitaire est pour elle une valeur. L’autonomie universitaire se conjugue avec la question des libertés académiques sans se confondre avec elle. La recommandation de l’UNESCO adoptée en octobre 1998 («Autonomie, responsabilité sociale et libertés académiques»), à laquelle le SNESUP a participé activement, fournit de ce point de vue un cadre de pensée au niveau mondial qu’il est nécessaire de retravailler. 

Une nouvelle loi d’autonomie est-elle souhaitable ? Et si oui, quels en seraient les points forts ? 

 

Olivier Gebuhrer :

Je ne suis PAS favorable à une loi d’autonomie. L’autonomie universitaire est un concept non figé, où des institutions peuvent se déployer. Au contraire, il faut une LOI ESR centrée sur les missions et les MOYENS de les accomplir ; beaucoup est à imaginer ; sur le plan des instances (les agences n’en font pas partie), le CNESER, qui doit être le lieu où se pense et se construit la cohérence nationale du tissu universitaire, devrait être indépendant du pouvoir politique, disposer d’un droit d’initiative législatif et d’un droit de véto à la majorité qualifiée. Des batteries d’indices nouveaux devraient voir le jour sous son égide, en matière de lutte contre la sélection sociale, en matière de coopérations sans domination de part ou d’autre avec le tissu économique. La contribution régionale – qui n’est pas d’abord financière – doit répondre aux besoins humains de toute nature. 

Noël Bernard :

 L’autonomie est-elle souhaitable ? Ce mot séduit les collègues qui y voient une solution aux lourdeurs administratives, aux injonctions d’en haut et aux freins à la recherche. Mais il s’agit là d’une confusion avec les nécessaires libertés académiques, sans lesquelles le système universitaire perd toute existence. On peut comparer cela à la nécessaire indépendance de la justice. Le mot autonomie signifie le pouvoir de faire ses propres lois. Une telle aspiration est antinomique avec la notion de service public, elle porte en elle l’inégalité des territoires, l’inégalité des personnes et le repli local contraire à l’esprit universaliste universitaire. C’est une tentation constante (recrutements coopérations sans domination de part ou d’autre avec le tissu économique. La contribution régionale – qui n’est pas d’abord financière – doit répondre aux besoins humains de toute nature. Noël Bernard : L’autonomie est-elle souhaitable ? Ce mot séduit les collègues qui y voient une solution aux lourdeurs administratives, aux injonctions d’en haut et aux freins à la recherche. Mais il s’agit là d’une confusion avec les nécessaires libertés académiques, sans lesquelles le système universitaire perd toute existence. On peut comparer cela à la nécessaire indépendance de la justice. Le mot autonomie signifie le pouvoir de faire ses propres lois. Une telle aspiration est antinomique avec la notion de service public, elle porte en elle l’inégalité des territoires, l’inégalité des personnes et le repli local contraire à l’esprit universaliste universitaire. C’est une tentation constante (recrutements locaux, promotions locales, etc.), non exempte chez les dirigeants locaux d’une certaine soif de pouvoir. 

Une nouvelle loi doit au contraire restaurer un cadre national, tout en redonnant ses couleurs à la collégialité dont les collègues ont besoin pour être acteurs des décisions collectives. Ce qui devrait être révisé à mon avis est le principe constitutionnel d’indépendance des enseignants-chercheurs, à l’heure actuelle réduit à une promotion du mandarinat, pour lui donner un vrai contenu conforme aux libertés académiques dont l’UNESCO a solennellement déclaré la portée universelle. 

Christian Laval

Une nouvelle loi d’autonomie ? Bien sûr, ne serait-ce que pour annuler la loi LRU. Mais le danger serait de croire que l’on peut isoler la question de l’autonomie du reste. Qu’il faille redonner un sens autre et nouveau à l’autonomie, cela ne fait aucun doute pour moi. Mais cela suppose de rompre avec la tendance qui transforme les établissements en des sortes d’entreprises dirigées par des managers et opérant sur des quasi-marchés de la recherche et de l’enseignement. En d’autres termes, c’est la logique profonde des réformes depuis trente ans qu’il faut inverser. 

Pour sortir des « grands mots », il conviendrait de s’intéresser de très près aux conditions concrètes qui permettraient l’exercice réel d’une autonomie de la recherche et de l’enseignement, autonomie qui ne doit pas être confondue, il va sans dire, avec la lutte de tous contre tous, ni avec l’irresponsabilité quant à la réussite et au destin des étudiants. Deux choses me frappent dans les pratiques réelles que j’observe : la « collégialité » me paraît sous-instituée, trop livrée aux rapports de force internes ; l’autonomie réelle sur le plan de la recherche et de la pédagogie, qui est collective et individuelle, supposerait des ressources en temps que les universitaires n’ont pas, et ont de moins en moins. En ce sens, pour paraphraser Jean Cocteau, il n’y a pas d’autonomie, il n’y a que des conditions de l’autonomie.  

(1) Je renvoie ici au livre écrit avec Isabelle Bruno et Pierre Clément, La Grande mutation, néolibéralisme et éducation en Europe, Syllepse, 2010.