Qu'est-ce que le néolibéralisme ?

Publié le 16 septembre 2013

Qu'est-ce que le néolibéralisme ?

par Barbara Stiegler, MCF philosophie, université de Bordeaux 3

Loin de construire une alternative à la crise, le modèle néolibéral relègue au rang de fantasmes archaïques et luxueux les notions d’émancipation et de mise en question des savoirs constitués. Il est de notre responsabilité de participer à la reconstitution de nos collectifs de travail, à l’invention de nouveaux lieux de résistance critique et à l’élaboration d’une pensée commune.

Si l’histoire du libéralisme remonte au XVIIIe siècle, celle du néolibéralisme commence dans les années 1930, avec une réflexion collective sur les conséquences économiques, sociales et politiques de la crise de 1929(1). Les participants du colloque Lippmann (Paris, 1938) partagent un constat commun. La grande crise vient de révéler aux yeux de tous les tendances naturelles du capitalisme à fabriquer des monopoles et à rigidifier les privilèges. Quant au libéralisme classique, il a lui aussi failli, du fait de sa croyance naïve en une bonne nature du marché. Aussi faut-il inventer un nouveau libéralisme, assumant s’il le faut une intervention active de l’État et de ses artifices (lois, règlements, normes et, dans une certaine mesure, dépenses publiques). L’idée est que cet État rénové garantisse, contre les tendances monopolistiques du capitalisme lui-même, le libre jeu de la compétition, et ce, jusque dans les domaines que la puissance publique tend à se réserver (santé, éducation, recherche, etc.). 
Si la compétition doit être libérée, c’est parce qu’elle est le moteur du changement et de l’émergence du nouveau. S’appuyant à la fois sur la révolution industrielle et sur l’évolutionnisme diffus du XIXe siècle, ces nouveaux libéraux ont en commun de penser l’évolution comme l’idéal directeur des sociétés humaines, et la sélection des plus aptes, compris comme les mieux adaptés au changement, comme son moteur essentiel. Or, l’emprunt de ces catégories à l’évolutionnisme vient compliquer l’anti-naturalisme affiché au départ. Si les néolibéraux veulent se débarrasser de la mystique libérale classique, celle qui croyait en une bonne nature du marché, n’est-ce pas au prix d’un nouveau mysticisme, d’une foi aveugle en une bonne nature de la concurrence, censée produire spontanément une bonne évolution ? 
Cette superstition, devenue dominante dans les trois dernières décennies du XXe siècle, est à son tour en train d’entrer en crise. Partout dans le monde, des voix s’élèvent de tous côtés pour constater le caractère destructeur du modèle néolibéral. S’efforçant de court-circuiter les revendications alternatives d’une société de la coopération, de nouveaux managers tentent d’imposer la troisième voie d’une « coopétition » (mixte subtil de compétition et de coopération) qui serait la clé de l’évolution des nouveaux « écosystèmes »(2). Ces nouvelles catégories, empruntées à une théorie de l’évolution renouvelée par l’écologie scientifique, imprègnent d’ores et déjà les politiques publiques, qui croient construire une alternative à la crise en favorisant des « écosystèmes » locaux s’intégrant à un vaste « écosystème de la croissance »(3). Loin de rompre avec le modèle néolibéral, elles visent en réalité à prolonger la durée de vie du modèle, tout en renforçant la prégnance de ses paradigmes implicites. 

Les fictions du néolibéralisme 


C’est l’empilement chronologique de ces catégories biologisantes (évolution, compétition, sélection des plus aptes, adaptation, mutation, écosystème), jamais légitimées publiquement ni interrogées collectivement, qu’on essaie d’imposer aujourd’hui au monde de l’enseignement et de la recherche, après les avoir diffusées dans tous les autres champs du travail. À l’aune de ce modèle, les notions d’émancipation, de pensée critique ou de mise en question des savoirs constitués sont dégradées au rang de fantasmes archaïques et luxueux, bien trop coûteux pour une société compétitive. En lieu et place de ces fantasmes, le néolibéralisme entend imposer ses propres fictions qu’il présente comme « vitales » et comme garantes de notre « survie ». 
Du côté de l’enseignement, l’École et l’Université sont sommées de produire des « compétences transversales » permettant une « adaptabilité » sans limite à un « monde en perpétuel changement »(4). Loin de viser l’acquisition de professions, de savoir-faire ou de métiers, c’est une employabilité flexible qu’il s’agit de produire, ayant clairement renoncé aux visées émancipatrices de la pensée critique et à ses résistances potentielles aux consignes. Du côté de la recherche, l’Université et les laboratoires sont sommés d’inventer du nouveau à flux tendu, le nouveau étant lui-même réduit aux innovations techno-scientifiques favorisant « l’écosystème de la croissance », et s’émancipant désormais officiellement de tout contrôle critique, tant par la visée commune de l’universel que par le temps long et ralenti de la pensée réflexive. On peut analyser ces mutations comme de violentes restructurations qui laissent notre monde académique « abasourdi », comme s’il était en quelque sorte (déjà) dépassé par les événements(5). On peut y lire au contraire une occasion historique inespérée pour que ce monde se ressoude et réfléchisse ensemble sur son destin. 
L’une des principales conquêtes de sa mobilisation en 2009 est d’avoir produit une première analyse collective des enjeux du néolibéralisme en Europe et dans le monde. Charge à nous dorénavant d’encourager toutes les tentatives en cours pour prolonger cette première étape, en participant à la reconstitution de nos collectifs de travail, à l’invention de nouveaux lieux de résistance critique et à l’élaboration d’une pensée commune de ce que nous voulons voir venir par-delà la chute, proche ou lointaine, des nouvelles idoles néolibérales.

(1) Voir Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France. 1978- 1979, Paris, Gallimard/Seuil, 2004 ; Serge Audier, Le colloque Lippmann. Aux origines du néolibéralisme, Lormont, Bord de l’eau, 2008, 2012 ; Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009. 
(2) Sur la notion d’« écosystème d’affaires », voir l’article de James Moore, « Predators and prey : a new ecology of competition », Harvard Business Review, 1993. Sur celle de « coopétition », voir Barry Nalebuff et Adam Brandeburger, La Co-opétition, une révolution dans la manière de jouer concurrence et coopération, Village mondial, 1996. 
(3) Cf. le Rapport de Christian Blanc, remis au Premier ministre en 2004, « Pour un écosystème de la croissance ». Ce terme est omniprésent dans la rhétorique de Geneviève Fioraso, actuelle ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. 
(4) Sur ce point, voir les textes de l’OCDE et de la Commission européenne cités et commentés par Christian Laval dans L’École n’est pas une entreprise. Le néo-libéralisme à l’assaut de l’enseignement public, Paris, La Découverte, 2003. 
(5) Voir le Rapport Le Déaut et la réponse de Christophe Pébarthe dans Le SNESUP, janvier 2013, page 4.