L'autonomie des savants, condition de possibilité de la recherche de la vérité

Publié le : 15/05/2012


L'autonomie des savants, condition de possibilité de la recherche de la vérité

par Bruno Amboise, (CNRS, CURAPP-ESS, UMR 7319 : CNRS/UPJV)

Les règles du champ scientifique, élaborées collectivement par ses acteurs, font de celui-ci un lieu « vertueux » de recherche de la vérité.

« Quelles sont les conditions sociales qui doivent être remplies pour que s'instaure un jeu social où l'idée vraie est dotée de force parce que ceux qui y participent ont intérêt à la vérité au lieu d'avoir, comme en d'autres jeux, la vérité de leurs intérêts ? » (P. Bourdieu, 1975)

 

La sociologie de Pierre Bourdieu a pris l'activité scientifique comme objet d'étude. Sans négliger les enjeux sociaux qui affectent la science, sa sociologie, indexée sur un postulat rationaliste, cherche à donner une explication sociale du fait que, dans certains types de sociétés, un jeu social particulier s'est établi, selon des règles bien précises, qui consiste à rechercher la vérité de la manière la plus objective possible, suivant «un intérêt au désintéressement» historiquement et socialement produit. Cette démarche insiste donc, non pas tant sur la nature sociale de la vérité, que sur les conditions sociales qui permettent à la recherche de la vérité de prendre place au sein du monde social. De fait, elle permet de comprendre ce qui rend possible ou, le cas échéant, impossible l'activité scientifique dans les circonstances politico-sociales qui sont les nôtres.

Les règles du champ scientifique

 Dans plusieurs textes importants(1), Bourdieu a travaillé à mieux définir l'activité scientifique. S'opposant partiellement à la position idéaliste de R. K. Merton(2), il refuse de cautionner l'image d'un progrès scientifique continu vers la vérité, dû à une sorte de compétition intellectuelle pure et parfaite et respectueuse de chacun, qu'aime à se donner d'elle-même la science. Bourdieu montre plutôt, à la suite de T.S. Kuhn(3), que la vérité a une histoire en ce
sens que les conditions de sa découverte sont des produits historiques, les résultats de luttes spécifiques, propres à ce qu'il appelle « le champ scientifique». La science est en effet produite collectivement par des agents spécifiques (les savants) qui sont dotés de propriétés et qui construisent entre eux des relations pour la produire dans certains lieux (les « laboratoires », les revues, les congrès, etc.). En ce sens, l'activité scientifique forme ce que
Bourdieu appelle un « champ », un univers social autonome qui a ses règles, ses habitudes,ses modes de fonctionnement, mais aussi ses rivalités et ses enjeux de pouvoir. Au cours de l'histoire, en effet, la science s'est peu à peu autonomisée des autres activités sociales en requérant de la part de ceux qui la pratiquent des compétences spécifiques. Le champ scientifique en est ainsi venu à définir ses propres règles et modes de fonctionnement (parmi lesquels la recherche de la vérité, l'objectivité, le désintéressement monétaire, etc.), d'où s'ensuit une sorte de concurrence vertueuse : seuls ceux qui peuvent juger les savants les jugent, parce qu'ils ont intérêt à les juger en ce qu'ils sont en concurrence directe avec eux - sachant que pour ce faire,
il faut précisément qu'ils aient les compétences requises.
Ces dernières forment des « capitaux » (social, culturel et symbolique), qui correspondent essentiellement à la maîtrise de connaissances et de savoir-faire de haut niveau, acquis à la fois lors du processus d'entrée dans le champ (la formation scolaire et universitaire) et par la pratique de la sciencedans le champ. Or c'est uniquement en fonction de ces capitaux que les agents sont reconnus et obtiennent donc une valeur dans le champ scientifique ; en l'occurrence, en fonction de leur compétences et de leur recherches scientifiques, telles qu'elles sont mesurées et évaluées dans le champ (à un moment donné de son développement). C'est donc parce que seule prévaut la compétence scientifique que le champ peut se développer de manière autonome et ainsi entraîner une exigence de plus en plus forte à la fois pour y entrer, y progresser, et y découvrir de nouvelles connaissances - et donc pour se reproduire. En ce sens, le champ scientifique doit se protéger de l'intrusion d'autres exigences, notamment économiques et/ou politiques, ou du moins les retraduire dans ses propres termes et ses propres problématiques, qu'il définit ainsi souverainement.
Bourdieu montre donc que le champ scientifique ou savant est ainsi structuré que les règles et les habitudes qui lui sont propres et qui font de celui-ci un lieu « vertueux »(4) de recherche de la vérité (les conditions de la vertu étant à la fois externes - à travers des lieux, des institutions comme les universités, les centres de recherche, etc. -, et intériorisées - à travers les habitudes et les compétences des agents) doivent être préservées. Seul ce maintien peut en effet permettre au champ scientifique de continuerà fonctionner de manière vertueuse, c'està- dire de manière à ce que les agents qui
trouvent un intérêt à défendre les valeurs de la science continuent à les défendre et à travailler en fonction d'elles, et non pas en fonction de valeurs étrangères au champ, telles l'argent, la renommée médiatique, ou l'efficacité managériale, qui, si elles venaient à prévaloir, affecteraient le fonctionnement même du champ et entraveraient la recherche de la vérité qui en fait la spécificité(5).

 

1. Notamment P. Bourdieu, « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison », Sociologies et sociétés, 7/1, 1975, p. 91-118 ; Id., « The Peculiar History of Scientific Reason », Sociological Forum, 6/1, p. 3-26 ; et, plus récemment, son dernier cours au Collège de France, Science de la science et réflexivité, Paris, 2001.
2. Sociologue américain (1910-2003) qui a longtemps fait autorité dans les études sociales de la science.
3. Philosophe et historien des sciences américain (1922-1996) qui a profondément renouvelé l'approche de la science, considérant qu'elle progresse
de manière discontinue et en fonction de « paradigmes ».
4. Il ne s'agit pas d'un lieu vertueux au sens où il exclurait les luttes et, au sein de celles-ci, les coups bas, les petits arrangements avec la vérité ou l'honnêteté, etc. ; mais il est vertueux en ce sens qu'il reconduit sa propre logique qui fonctionne selon le critère de l'objectivité.
5. Pour un développement des perspectives esquissées ici, voir Y. Gingras, « Le champ scientifique », in F. Lebaron & G. Mauger, éds., Lectures
de Bourdieu
, Paris, Ellipses, 2012, pp. 277-292.