F.Castaing:LMD,Belloc&Cie

Publié le : 26/11/2003

Un article sur les véritables enjeux du "LMD"

Paru sur le site de Libération

le vendredi 21 novembre 2003

Par François CASTAING,

enseignant en économie-gestion à Paris-VIII


Le supermarché de l'éducation

NDLR : Le webmestre a pris la liberté de mettre en relief certains mots du texte pour aider à la lecture à l'écran

L'université française est à la veille d'un bouleversement
colossal
, avec trois dossiers simultanés même si leurs
échéances sont différenciées voire modulables :
réforme de l'offre de formation (dite LMD), réforme
de la gestion des universités (dite PLM), réforme
de la gestion des personnels (dite Belloc).

Tentons de situer les enjeux. Allègre, Lang puis Ferry se sont successivement
accordés sur la nécessité de mettre en place une
nouvelle architecture des formations dites européennes
. Un premier
cycle universitaire jusqu'à la licence (bac + 3), un deuxième
cycle jusqu'à un mastère, professionnel pour les uns, de recherche
pour les autres (bac + 5), et, pour la crème, le doctorat (bac + 8).
Cette refonte n'est problématique que du fait de quelques-unes
de ses caractéristiques
qu'il faut bien mettre au jour.

Le contenu des diplômes est renvoyé à une logique
concurrentielle très forte puisqu'il n'existe plus aucun cadrage national
,
rendant complètement caduque la notion de diplôme national.
Le seul critère est un critère comptable : chaque diplôme
doit contenir un certain nombre d'unités de crédit (ECTS)
,
mais le contenu de ces unités est totalement aléatoire,
tant sur le plan disciplinaire (pas d'exigence en terme de référence
à des savoirs établis) que sur le plan du nombre d'heures d'enseignement
(le critère n'est plus le nombre d'heures de cours, mais un volume estimé
de travail demandé à l'étudiant).

Le
deuxième cycle est contingenté en terme d'effectifs. A la
fin du bac + 4, on sélectionnera en fonction des moyens en terme
d'encadrement. Mais il est probable que les tentations seront fortes
pour que le barrage d'effectifs existe dès l'entrée en
second cycle (pourquoi dépenser de l'argent à former des
étudiants que l'on fera décrocher en cours de cycle ?).

Le décrochage entre l'enseignement et la recherche au niveau du premier
cycle est quasiment garanti, d'autant que nombre de seconds cycles ne recruteront
pas nécessairement leurs étudiants dans leurs premiers cycles,
mais les feront venir d'ailleurs. Le premier cycle est complètement
délaissé
, tant dans les préoccupations ministérielles
que dans les universités. Paris-VIII, par exemple, connaît une
situation critique de ce point de vue. Et il y a pourtant un refus systématique
de la présidence d'aborder cette question. On peut facilement le comprendre.
Si les hypothèses de travail du ministère sont que le nombre d'étudiants
est de toute façon trop important et que le coût de réduction
de l'échec serait trop élevé, laissons donc les étudiants
«s'échouer» tout seuls
.

Ce qui est valorisé par le ministère est assez consternant. L'étudiant
doit construire son parcours lui-même
. Il va remplir son Caddie
d'ECTS, qui à Madrid, Berlin, Londres, ou Toulouse, Brest et Paris. Séduisant
sans doute pour l'étudiant voyageur, mais tellement loin de l'étudiant
que nous côtoyons tous les jours à Paris-VIII, dans ce fameux «9-3»,
étudiant qui devra prendre les ECTS qui se présentent à
lui, quel que soit le niveau de reconnaissance du «marché universitaire»
ainsi institué. Tous les étudiants ne seront donc pas
victimes, mais nombreux le seront. Quand certains se contenteront de regarder
la vitrine, les autres iront faire leurs emplettes
.

Mais, pour être sûr que c'est bien cette logique-là
qui va se mettre en place
, on adjoint à cette réforme,
dite LMD, un projet de loi de modernisation universitaire dont le maître
mot est «tout le pouvoir de gestion aux présidents»
,
qui s'en trouvent ravis. S'il ne fallait prendre qu'une mesure, c'est celle
dite du budget global qu'il faut citer. Ce ne sont plus les formations
en tant que telle qui seront financées par le ministère, mais
l'université qui disposera d'un budget global
. Avec celui-ci,
le président pourra asseoir son autorité. Le
premier récalcitrant venu pourra aller se rhabiller pour disposer de
crédits. Le président aura à coeur de s'allier une coterie
de mandarins pour établir son offre de formation, d'autant que le «prestige»
de ces mandarins sera indispensable pour obtenir, à l'extérieur
de l'université, les crédits complémentaires indispensables
­ puisque ceux du ministère seront insuffisants.

La reconstruction de l'offre de formation va donc se faire «par le haut».
L'objectif n'est pas de faire réussir les étudiants bacheliers,
mais d'avoir des formations prestigieuses (dites pôles d'excellence) ou
des formations professionnelles habilitées (donc financées) par
les entreprises locales
. Les quinze dernières années
de contractualisation de la recherche universitaire ont préparé
les esprits. Chacun sait maintenant qu'il faut participer à une écurie
pour avoir le droit de courir. Et que les écuries sont contingentées.

Comme si cela ne suffisait pas, pour s'assurer un peu plus de la collaboration
des enseignants, il est proposé de revoir complètement le mode
de définition des services des enseignants (rapport Belloc)
.
Il s'agit de s'orienter vers l'idée qu'un enseignant devra dorénavant
passer un contrat d'objectif avec son couple mandarin-président

pour savoir s'il a le droit de continuer à faire de la recherche ou s'il
doit s'occuper des tâches administratives en fonction des objectifs définis
dans leur grande sagesse par la hiérarchie locale. La soumission
est ainsi espérée
.

Il faudrait ajouter, enfin, que les critères de mise en place
de cette nouvelle architecture de l'université française ne sont
communiqués à personne. On en est réduit à sonder
le ministère qui, dans sa grande mansuétude, dira OK ou non, sans
que l'on sache bien pourquoi
. Bien sûr qu'en réalité
se dégagent des critères convergents : les nouvelles formations
ne doivent pas coûter plus cher, les mutualisations doivent être
systématiques, l'air du temps (i.e. une formation instrumentalisée
par le marché) doit être pris en compte. Et, surtout, que chacun
prenne conscience de l'arbitraire, afin que tous se sentent dans l'insécurité.

La
façon dont cela se passe dans les universités du
côté des enseignants est très inquiétante.
La course au bon projet qu'il faut placer avant celui des autres est en
train de l'emporter sur une réflexion sage et résolue
autour des questions pourtant essentielles : comment faire
réussir les étudiants, et particulièrement les
«nouveaux» étudiants ; comment assurer une
polyvalence des formations tout en garantissant un ancrage en termes de
savoirs disciplinaires indispensables pour l'avenir de la recherche ;
comment faire progresser l'égalité de traitement de tous
les étudiants et salariés à l'encontre d'une
marchandisation de nos rapports sociaux à l'université...
C'est la courte vue qui l'emporte, une démonstration
supplémentaire d'un renoncement à porter une
volonté politique à l'encontre d'un marché
conquérant.

Nous nous retrouvons bien souvent, en tant qu'enseignants attachés
au service public et à une vision démocratique du monde (un peu
d'égalité dans nos rapports sociaux que diable !), dans une situation
totalement schizophrénique : porter des exigences démocratiques,
et donc s'opposer à ce qui se passe, et en même temps s'engager
dans la mise en place du LMD pour ne pas laisser le pire s'installer
.

Mais cette contradiction est lourde de menaces pour l'avenir du service public.
L'existence, fût-elle désynchronisée, de ces trois volets
confirme la force de la conviction en cours au ministère.
Si l'autisme du politique devait se maintenir à l'égard des réalités
sociales contradictoires, comment ne pas craindre pour l'avenir du politique
lui-même ?

Une
autre université est possible. Il y a matière à
réflexions et à la construction d'autres projets.
Laissons-nous le temps de nous y atteler.