Economistes sourds, revues muettes ?

Publié le : 15/11/2011

Si les revues ne s'intéressent guère à la crise, c'est fondamentalement parce que le système d'évaluation des enseignants-chercheurs les incite à privilégier l'abstraction.

 

Automne 1931. Chute de la livre sterling - après des mois d'atermoiements sur le règlement des difficultés de la Reichsbank - avec les suites que l'on sait ! La crise est immédiatement au sommaire des revues économiques. Au printemps 1932, la Revue d'Économie Politique consacre tous ses articles aux « questions monétaires de l'heure présente ». Rien de tel ne s'est produit il y a trois ans quand a explosé la crise financière dont on ne finit pas de "gérer" les suites économiques, monétaires et sociales. Aujourd'hui encore, les revues françaises d'économie et de gestion n'apportent guère d'éclairage sur la crise qui continue au milieu des soubresauts de la mondialisation.

L'assourdissant silence des revues académiques sur la crise...
On a beaucoup parlé, depuis l'automne 2008, du silence « assourdissant » des économistes sur la crise des subprimes mais sans trop souligner à quel point les revues d'économie avaient été imperméables à ce beau sujet d'analyse. Comme s'il était admis que ces revues ne devaient plus être le lieu
privilégié du débat scientifique sur les problèmes économiques du moment. Les économistes qui n'ont pas été frappés de stupeur par la crise et ses développements - et il y en avait ! - ont usé d'autres médias pour faire circuler leurs premières analyses, principalement l'internet (blogs et sites
dédiés aux questions économiques). Le fait n'était pas nouveau. On savait depuis un certain temps que les revues académiques (au bon sens du terme) n'attiraient plus autant les économistes chevronnés, quelle que soit leur école (une étude du National Bureau of Economic Research avait même montré en 2005 que les économistes les plus réputés ou les laboratoires les plus renommés comme ceux du MIT délaissaient les revues les plus prestigieuses pour diffuser les résultats de leurs recherches). Mais, dans le cas français, cette littérature « parallèle » ne s'est pas développée après la crise autant qu'à l'étranger, ni aussi vite si l'on excepte le site de François Morin ouvert début 2009.
Le silence de la grande majorité des économistes a, bien sûr, ses raisons. Les adeptes d'une science économique axiomatique n'ont ni besoin, ni moyen de s'intéresser à ce qui se passe dans la réalité économique. Leur représentation du monde est abstraite et quasiment infalsifiable (leur hypothèse d'efficience des marchés a été ruinée par la crise mais elle est déjà revenue, les hantant un peu à la manière d'un zombie). Cet aveuglement n'est pas un effet « tour d'ivoire » : les hauts lieux de la pensée magique sont en plein coeur des institutions qui sont à la manoeuvre dans cette crise, comme la banque centrale ou le ministère des Finances. La démarche axiomatique est une recette imparable pour argumenter une politique sans dévoiler les
intérêts qu'elle sert. Il suffit de se reporter aux débats sur l'euro pour le comprendre : la représentation en termes de zone monétaire, dont on cherche à obtenir l'optimalité, rejette utilement dans les ténèbres les jeux de pouvoir de la finance.
... dont les principales raisons tiennent au mode d'évaluation des enseignants chercheurs
La crise a certes nourri l'idée qu'il est urgent d'apporter des changements fondamentaux à la manière de penser des économistes et d'abord de se débarrasser de la domination du paradigme néoclassique et de la vision néolibérale. Mais comme l'a très bien expliqué Edward Fullbrook, initiateur en mai dernier d'une World Economic Association qui regroupe déjà quelque 6 900 économistes dans le monde, cela implique de changer les structures de pouvoir de la profession parmi lesquelles il place aussi bien les départements universitaires que les revues(1).
Si, aujourd'hui, dans leurs articles, les économistes universitaires témoignent d'une grande indifférence à l'égard de la situation qu'ils ont sous les yeux, une des principales raisons est finalement à chercher dans les règles qui régissent leurs carrières. Une illustration inattendue vient d'en être donnée
par le papier intitulé « Exprimez-vous ! » que Stephan Bourcieu a posté sur son blog il y a quelques jours et les commentaires auquel il a donné lieu. Selon le directeur général du groupe ESC Dijon Bourgogne, il faut mettre en rapport deux évènements « en apparence totalement indépendants et pourtant non dénués de points communs » : la crise économique et financière majeure que traverse l'économie européenne et la parution récente de la nouvelle liste des revues académiques en économie gestion du CNRS. Il suggère simplement que les enseignants-chercheurs, préoccupés d'abord par leur évaluation, négligent tout simplement de contribuer au débat public mais ses commentateurs n'hésitent pas à accuser le système d'évaluation auquel ils sont soumis.
« Pour les universitaires, le CNU et les jurys d'agrégation ne tiennent compte que des publications scientifiques. Dans les écoles, c'est presque pire depuis que la loi d'airain des classements les a conduites à adopter ce seul critère pour évaluer les professeurs » précise Jean-Pierre Nioche. Et on pourrait aussi ajouter que la conversion en cours au tout-anglais ne facilitera pas la communication avec le grand public...

 

1. Il y range aussi les associations professionnelles, les classements, les manuels d'initiation et la narration générale de la discipline