De nouvelles règles du jeu Le triomphe de la rationalité instrumentale

Publié le : 17/04/2013


DE NOUVELLES RÈGLES DU JEU  Le triomphe de la rationalité instrumentale

par Vincent de Gaulejac, directeur du Laboratoire de Changement social, université Paris-Diderot, membre du bureau de l’Appel des appels(1)

La novlangue managériale cherche à opérer un renversement entre les finalités
institutionnelles et les modalités gestionnaires. La résistance syndicale est déterminante,
à condition de se donner les moyens de mener cette lutte.

J’ai été touché par ces deux témoignages,
d’autant que je suis confronté à des problèmes
équivalents dans ma propre université. 

La LRU renforce le pouvoir des gestionnaires
au détriment des responsables pédagogiques
et des unités de recherche. Les enseignants-chercheurs
n’ont plus de prise sur les modalités
pratiques d’organisation pour adapter
la gestion aux choix pédagogiques ou aux
exigences de la recherche. Bien au contraire,
c’est l’enseignement et la recherche (les finalités
institutionnelles) qui doivent s’adapter
aux exigences organisationnelles (les modalités
opératoires). Ce sont les logiciels et les
gestionnaires, conseillés par des cabinets de
consultants externes, qui fixent les règles du
jeu, qui imposent leur norme de fonctionnement
sous couvert de « bonne gestion », de
rationalisation, d’économie d’échelle, de
mutualisation des moyens, de regroupement
des ressources. C’est le triomphe de la rationalité
instrumentale. 

Le harcèlement est induit par la mise en
oeuvre de cette nouvelle gestion publique par
des serviteurs zélés qui considèrent que l’application
de ces normes est plus importante
que les besoins du personnel et des étudiants.
Nous leur parlons pédagogie, ils
répondent « finance » ; nous leur parlons
harmonie, ils répondent « réglementation » ;
nous leur parlons de souffrance au travail, ils
répondent « adaptabilité et résistances aux changements » ; nous leur parlons relations
humaines, ils répondent « gestion des ressources humaines » ; nous leur parlons des
aspirations des étudiants, ils répondent
« contrôle et sécurité » de
transmission des savoirs, ils répondent
« mesure des résultats » ; nous leur parlons
intérêt scientifique, ils répondent « coût et efficacité
». La novlangue
managériale est à l’oeuvre
pour opérer un renversement
entre les finalités institutionnelles
et les modalités
gestionnaires. Les
secondes ne sont plus au
service des premières,
c’est l’inverse qui prévaut.
L’université doit se soumettre
à des impératifs de
gestion. La RGPP (Révision générale des
politiques publiques) impose les théories du
New Public Management
à l’ensemble des
institutions publiques. 

Il ne sert à rien d’opposer le harcèlement lié
aux réorganisations et le harcèlement lié aux
comportements des collègues, des responsables
hiérarchiques ou des représentants de
l’administration qui profitent de ce contexte
pour renforcer leur pouvoir. La vulnérabilité
des uns conforte le pouvoir des autres. Beaucoup
de responsables sont aveugles et insensibles
face à la souffrance des agents et au
caractère destructeur de ces nouveaux
dogmes managériaux (avancement au mérite,
évaluation de l’activité par des indicateurs
quantitatifs, informatisation des contrôles,
organisation par projet, programmes qualité,
management par l’excellence...). Pour eux, il ne s’agit que de « dégâts collatéraux » face à
des changements nécessaires. Il est vrai que
certains éprouvent une jubilation parfois
sadique devant la souffrance des personnels.
D’autres sont dans la toute-puissance,
convaincus d’être au service d’une grande
cause : sauver l’Université
qui risque d’être mise à
mal par le laxisme des uns
et la fragilité des autres ou
encore les résistances corporatistes
ou gauchistes.
Ils pensent que c’est justement
ceux-là qu’il faut
éliminer parce qu’ils résistent
à des réformes justes
et nécessaires, que le danger
vient de là, qu’il n’y a donc aucun scrupule
à avoir à les éliminer, aucune culpabilité
à les voir sombrer dans la dépression. Bien
au contraire, leur élimination est en définitive
une bonne chose. 

Autour de moi, je vois de plus en plus de collègues
découragés, impuissants et fragilisés
par la mise en oeuvre à marche forcée de la
loi LRU. Il est temps de réagir, non plus dans
un sauve-qui-peut généralisé, mais en retrouvant
le sens de l’action collective. Le rôle
des syndicats est ici essentiel. Mais ont-ils su
se donner les moyens, théoriques, pratiques
et politiques de mener cette lutte ?  

 

(1) Auteur de Travail, les raisons de la colère
(Seuil), Manifeste pour sortir du mal être au
travail
(Desclée de Brouwer), La recherche malade du management (Quae)