Autonomie et régulation versus service public de l'État ou Bataille de mots = bataille d'idées

Publié le 15 février 2013

 

Autonomie et régulation versus service public de l'État ou Bataille de mots = bataille d'idées


Avec les lois libertés et responsabilités des universités (LRU), pacte pour la recherche (Recherche) et le complément responsabilités et compétences élargies (RCE), l'ancien gouvernement a mis en œuvre dans l'enseignement supérieur et la recherche (ESR) à partir de 2007 une logique d'autonomie « régulée » par le marché (ou dérégulation).
Le gouvernement issu des élections de 2012 dit vouloir mettre en œuvre une autonomie régulée par l'État. On retrouve en partie cette idée dans certains textes du SNESup pour lesquels il y aurait une « mauvaise autonomie » des universités (l'autonomie libérale concurrentielle) et une « bonne autonomie » (une autonomie encadrée ou régulée, l'État assumant ses responsabilités). Cette dernière position qui peut paraître séduisante car équilibrant la demande de liberté des individus et le respect de l'intérêt général, est en réalité une grave remise en cause du service public. Il me semble qu'en adoptant le langage (autonomie et régulation) de notre adversaire, on renonce à la conception du service public basée sur deux éléments fondamentaux : la notion d'intérêt général d'une part et les moyens publics (fonctionnaires) d'autre part.
Derrière la bataille des mots il y a bien évidemment une bataille d'idées.

L'autonomie : un dangereux chant des sirènes

La force du mot autonomie est dans ce qu'il véhicule : l'aspiration à la liberté. Qui peut être contre l'aspiration à la liberté ? Personne. Mais le problème se pose-t-il en ces termes pour un service public ? Autrement dit s'agit-t-il de l'accès à l'autonomie d'un individu ? D'une région ? D'un peuple ? Il ne me semble pas que ce soit la question en débat. La question qui est posée est celle de la compatibilité entre l'autonomie et le service public. Or au lieu d'articuler les deux éléments du débat, les arguments portent sur les bienfaits de l'autonomie. L'autonomie c'est bien, pour les individus, pour le respect des différences, pour les UFR, les labos, les contrats, les relations internationales, etc. On ne peut qu'être d'accord avec cette tautologie. L'autonomie (comme finalité) est particulièrement séduisante ...

...mais incompatible avec le service public de l'État

Si l'on s'en tient à la définition académique du terme "autonomie" à savoir "le droit de se gouverner par ses propres lois" ou "le droit de déterminer librement les règles auxquelles un individu se soumet" (dictionnaire Le Robert) une autonomie encadrée ou régulée qui n'édicterait plus ses « propres lois », n'est plus vraiment une autonomie. Ce qui d'ailleurs me paraît normal s'agissant d'un service public. Le service public repose sur une notion fondamentale à savoir l'intérêt général. Structurellement le service public est un tout et on ne conçoit pas que les parties qui le constituent soient autonomes. Envisage-t-on des tribunaux autonomes au sein du service public de la Justice ? Des commissariats autonomes au sein du service public de la Police nationale ? Autonomie et service public sont antinomiques. On objectera que l'ESR n'est pas une fonction régalienne (comme la Police ou la Justice) et c'est vrai, c'est d'ailleurs la raison pour laquelle le recrutement des fonctionnaires enseignants-chercheurs et l'organisation des universités dérogent aux règles de la Fonction publique afin de garantir les libertés académiques des universitaires. Dès lors certains (de bonne foi) défendent la notion d'autonomie en ayant, je pense, à l'esprit la défense de ces libertés académiques : libertés pédagogiques et de recherche. Il s'agit d'une autonomie fonctionnelle sur laquelle je reviendrais plus loin.
Dans le débat actuel l'emploi du mot autonomie est un piège qui ne peut que renforcer idéologiquement le courant des autonomistes au sens étymologique du terme à savoir le « droit de se gouverner par ses propres lois ».

Le service public est consubstantiel à l'intérêt général

Il ne peut y avoir un service public, rappellent avec constance le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel, que s'il existe un intérêt général. Si l'intérêt général est difficile à déterminer car variable dans le temps et dans l'espace (cf. décision du Conseil constitutionnel du 26 juin 1986), il est admis traditionnellement que la notion d'intérêt général ne peut être définie que par les autorités politiques légitimement élues et politiquement responsables, dans le respect de la constitution et sous le contrôle du juge. La définition de l'intérêt général est donc éminemment politique.

Ainsi si les universités et leurs personnels doivent contribuer (comme d'autres structures institutionnelles, syndicats, CNU, CNESER, etc.) à l'élaboration de l'intérêt général de l'ESR elles ne peuvent pas le définir en toute autonomie. Elles ne peuvent pas en revendiquant une autonomie au sens politique (notamment celle des recettes qui suppose majoritairement des ressources propres comme les collectivités territoriales) avoir la capacité d'édicter leurs « propres lois ». L'autonomie que les universités possèdent et que la loi leur reconnaît depuis la loi E. Faure (1968) est une autonomie fonctionnelle qui garantit les libertés indispensables à l'exercice de l'enseignement et de la recherche ainsi qu'une administration dirigée par des élus et non par des personnels de direction nommés (comme dans la plupart des autres administrations de l'État). Donc l'autonomie dont nous bénéficions est bien une autonomie liée à nos fonctions (libertés académiques) et à notre statut (fonctionnaire de l'État) dans le cadre du service public d'ESR. C'est une autonomie qui en droit garantit l'indépendance dans l'accomplissement des missions définies par la loi.
Aujourd'hui l'autonomie est partielle elle concerne principalement les dépenses et un peu les recettes. Avec la politique gouvernementale d'austérité ("c'est la crise, il n'y a pas d'argent") les présidents d'université demanderont et obtiendront l'autonomie de l'ensemble des recettes (donc y compris les droits d'inscription) et auront ainsi les moyens de "décider par eux-mêmes" (comme le dit le président de l'université de Bretagne Sud : "Je suis pour l'autonomie, et je pense qu'elle nous a permis et nous permettra de faire beaucoup de choses intéressantes. Il est toujours mieux de décider par nous-mêmes que de suivre des décisions ministérielles" (Le Monde du 23-24 octobre 2011 p.10).
Il est clair qu'il existe des courants de pensée et d'action qui souhaitent « libérer » l'ESR en lui accordant une autonomie telle qu'elle existe pour les organismes privés. D'acteur, l'État deviendrait alors un simple « régulateur ».

De l'État acteur à l'État régulateur

J'en viens ainsi à mon second point : le mot « régulation ». C'est parce qu'on conçoit que l'État n'est plus l'acteur direct (via ses fonctionnaires) de la mise en œuvre du service public qu'on utilise le mot de régulation. La bataille menée pour le recul de l'État dans les sphères économiques et sociales est ancienne. Elle a pris un tour nouveau avec l'arrivée au pouvoir de M. Thatcher (1979) et R. Reagan (1981) dont on connaît la formule « l'État n'est pas la solution mais le problème ». Depuis 30 ans l'État a reculé. Avec les privatisations il a été éliminé comme acteur direct de la sphère économique. Cette offensive touche également les secteurs de la santé et de l'enseignement où l'État est sommé de se « dégraisser » et d'adopter un « nouveau management ». Ce dégraissage s'opère d'une part par des suppressions ou des gels d'emplois et d'autre part par la mise en œuvre d'une stratégie venue de l'entreprise privée à savoir l'externalisation de certaines activités (selon l'INSEE, 25 % des emplois industriels, environ 2 millions d'emplois, disparus entre 1980 et 2007 le sont par externalisation vers des sociétés de service). Dans l'ESR, l'État peut externaliser en régionalisant (les régions le demandent) et /ou en rendant « autonomes » les établissements qui deviendront ainsi des « opérateurs publics autonomes » (c'est la formule utilisée par G. Fioraso dans sa réponse aux 14 présidents) pouvant recruter leurs propres personnels selon leur « propres lois ». Dans un premier temps le personnel contractuel de plus en plus nombreux cohabitera avec le personnel statutaire. Puis le « stock » de fonctionnaires sera mis en extinction comme à France Télécom et la perspective sera ...

...un service public en voie de privatisation

L'État et ses fonctionnaires ne forment plus, dans le schéma d'externalisation, une entité une et indivisible pour laquelle il n'a pas besoin de se réguler (il est le service public, les fonctionnaires représentent l'État, ils ne sont pas des opérateurs). L'État en vient à sous-traiter ses missions de service public à des « opérateurs » éventuellement par appel d'offre (cf. la formation continue professionnelle en région). Le gouvernement actuel voulant se démarquer quand même des libéraux (au sens économique) affirme que l'État régulera. Mais nous devons affirmer que si l'État ne se désengage pas il n'aura pas à réguler. Autrement dit si l'État garde à la fois la « maîtrise d'ouvrage » (en sa qualité de financeur il fixe après concertation les missions) et la « maîtrise d'œuvre » (le personnel est fonctionnaire) la revendication syndicale qu'il convient d'exprimer n'est plus celle d'une régulation mais bien celle d'un fonctionnement démocratique du service public.
La revendication de la régulation n'est qu'un pis aller, elle cache en fait la régression (voulue pour les uns, acceptée par résignation pour les autres) du rôle de l'État et l'abandon d'une revendication de démocratisation de ce même État. Concernant les services publics je préfère un syndicat qui lutte pour la démocratisation du fonctionnement de l'État (dont je n'ignore rien de ses défauts ni de son contenu de classe) qu'une lutte résignée pour la régulation d'entités autonomes vouées à terme aux règles de la concurrence pure et parfaite.

 

Défendre et rénover le service public d'ESR

Il ne faut pas lâcher ce qui fait l'essence même du service public : la notion d'intérêt général (qui doit être construit de façon démocratique et donc à l'opposé du pilotage actuel bureaucratique et technocratique) et les moyens publics (personnels à statut national). La bataille qui est menée par l'idéologie libérale consiste, au nom de la liberté, de l'efficacité (lutter contre les lourdeurs administratives) et des économies budgétaires à faire sauter dans un premier temps le second élément (le statut national des personnels). Le service public sera délégué au mieux à des opérateurs publics (avec un contrat et non plus un statut) et au pire, au privé (par l'externalisation ou la sous-traitance). Perdre le statut de fonctionnaire c'est perdre justement la possibilité de faire une recherche déconnectée de ses applications économiques immédiates. Le statut de fonctionnaire permet l'indépendance vis-à-vis des groupes de pression politiques, économiques, financiers, etc. C'est cette indépendance qui est menacée avec l'autonomie régulée ou non.
Depuis les lois LRU et Recherche (avec les RCE), il est proposé à l'universitaire d'échanger son droit d'ainesse-indépendance contre un plat de lentilles-d'autonomie-liberté. La liberté dont il est question avec l'autonomie est la liberté dans la concurrence.

En conclusion, l'approfondissement du fonctionnement démocratique du service public (à l'opposé d'une externalisation ou d'une étatisation) et le financement public des missions de l'ESR définies par la loi, couplés à l'amélioration de la formation (quasiment inexistante sur les plans pédagogique et administratif) des fonctionnaires universitaires et à l'autonomie fonctionnelle et à l'indépendance dont ils bénéficient de par la loi et la Constitution, doivent permettre à l'ESR, dans le cadre d'un service public rénové, de relever les défis de la formation (notamment le défi de la démocratisation de l'accès et de la réussite du plus grand nombre) et de la recherche.

« Entre le fort et le faible, entre le pauvre et le riche, entre le maître et le serviteur c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », Henri Lacordaire (1802-1862).

  • Alain Portron (Université Le Havre)