De quoi la réforme de l’ENA est-elle le nom ?

Publié le : 31/05/2021

De quoi la réforme de l’ENA est-elle le nom ?

 

Thomas Alam, MCF en science politique, SNESUP - Université de Lille

 

La construction d’une bureaucratie conforme à l’idéal-type wébérien est le socle sur lequel s’est édifié l’Etat démocratique en France1. Son émergence a historiquement procédé de « luttes politiques, tendant à isoler les fonctionnaires de l’emprise des gouvernants pour lesquels la distribution des places et des emplois constituait une ressource politique »2. De fait, les réflexions sur la formation de la haute fonction publique généraliste sont anciennes, depuis l’éphémère école d’administration (1848-1949) – portée par Hyppolite Carnot, ministre de l’Instruction Publique du Gouvernement Provisoire – qui recrutait sur concours, formait les élèves aux différentes disciplines scientifiques nécessaires à l’administration, ouvrait l’accès aux emplois en fonction du mérite ce qui devait, théoriquement, mettre fin à la distribution des places fondée sur le népotisme, le favoritisme et la corruption. Ce n’est pourtant qu’à la Libération, en réaction à la faillite des élites administratives sous Vichy, que les projets de démocratisation et de moralisation de la haute fonction publique ont pu s’incarner dans un statut de la fonction publique porté par le ministre de la Fonction Publique Maurice Thorez (en étroite collaboration avec la CGT), la nationalisation de l’Ecole Libre des Sciences Politiques (Sciences Po Paris) et la création de l’Ecole Nationale d’Administration.

 

Ces écoles du pouvoir n'ont en définitive que très peu démocratisé l’accès à la haute fonction publique, car les élites dominantes ont su modifier leurs stratégies de reproduction3. Si une certaine ouverture du recrutement est initialement observée, le concours devient très sélectif socialement dès les années 1950, particulièrement pour le concours externe4. En outre, comme le note Jean-Michel Eymeri, si le succès au concours de l’ENA anoblit les énarques, c’est bien avant le concours d’entrée que les énarques sont « fabriqués », en particulier à Sciences Po dont proviennent la grande majorité des externes, l’enjeu principal de la scolarité étant profondément marquée par la « logique infernale du classement »5. Pris sur le temps long, une sociologie du curriculum donne toutefois à voir des évolutions significatives tant la scolarité de l’ENA est structurée par les rapports de force bureaucratiques au sein de l’Etat tout comme par un positionnement évolutif au sein du champ des grandes écoles (les écoles d’ingénieurs, Polytechnique et les business schools). Si à l’origine, l’enseignement cherchait à se distinguer des savoirs dogmatiques dispensés dans les facultés de droit, en formant les énarques à la culture générale désintéressée (cours de philosophie politique générale de Raymond Aron, enseignements d’histoire du monde ouvrier…), une prise de distance avec l’approche universitaire est observée dès les années 1960 (disparition des enseignants universitaires et des cours magistraux, montée en puissance des enseignements de type quantitatif et économique, travail en petit groupe, stages en préfecture, en entreprise et à l’international) puis dans les années 1970 (légistique, étude de cas, savoirs pratiques et managériaux, internationalisation accrue)6. Plus récemment, pour diversifier le recrutement, un concours externe réservé aux docteurs a été mis en place en 2019 et, surtout, depuis 2009 ont été mises en place deux classes préparatoires "Égalité des chances » (CP'ENA), qui permettent au directeur de l’ENA, Patrick Gérard, d’annoncer fièrement que la promotion actuelle compte 38% de boursiers de l’enseignement supérieur7, grâce au concours interne et au 3e concours…

 

Permettant de dépasser les écueils du « jamais vu » et du « toujours ainsi », le détour historique permet de mieux apprécier l’ampleur de révolution présentée par le président Emmanuel Macron, à l’occasion de la « convention managériale de l’Etat » du 8 avril 2021. Prenant prétexte de la crise des Gilets Jaunes (le Grand débat) et de la crise sanitaire, ce pur produit de l’ENA (concours externe, IGF, banque d’affaires, conseiller du président Hollande) a annoncé la « suppression » de cette école souvent présentée comme bouc émissaire de tous les maux (mais dont la marque était pourtant (re)connue à l’étranger) au profit d’un Institut du Service Public (ISP) qui dispenserait « une formation d'excellence où on doit non seulement former à des méthodes, à des matières indispensables, mais également à une culture générale et à des disciplines qui bâtissent l'ouverture d'esprit, la capacité à évoluer dans des milieux académiques et à comprendre les grandes évolutions du monde »8.

 

Concernant l’école, il s’agit plus modestement d’une « transformation » comme l’exprime très bien son directeur : « La différence, c’est que l’ISP, c’est l’ENA, moins l’accès direct aux grands corps à la sortie. Tout le monde entrera dans un corps qui s’appellera administrateurs de l’Etat. (…) [A]ux activités habituelles de l’ENA s’ajouteront deux types d’activité. Premièrement le tronc commun avec 14 autres écoles du service public pour construire une culture commune sur des sujets comme la science, la pauvreté, la déontologie, le sens de l’Etat… Deuxièmement l’ISP devra développer plus encore que l’ENA la formation continue en créant une ‘école de guerre’ qui se fera plus tard et qui formera aux fonctions très supérieures : ambassadeur, préfet, recteur ou directeur de ministères9 ». Un objectif secondaire vise la diversification des recrutements (« l’égalité des chances »), à travers un deuxième concours externe « Talent » qui est institué à titre expérimental à l’ENA, à compter du concours 2021 et jusqu’au 31 décembre 2024. Cet objectif s’accompagne de la mise en place de 74 prépa « Talents » du Service public en métropole et à La Réunion, mais les prépa spécifiques à l’ENA restent l’apanage de l’ENA (3 prépa Talents) et des Instituts d’Etudes Politiques.

 

Au cœur de ce projet de réforme prévue pour le 1er janvier 2022 réside surtout le serpent de mer de la fin du classement de sortie et la fonctionnalisation des postes d’encadrement de l’Etat, i. e. une logique de flexibilisation des emplois qui prendrait le pas sur les statuts particuliers et les corps. A rebours du (double) discours présidentiel, cette réforme managériale est une atteinte aux principes d’autonomie et de recrutement sur compétence de la haute fonction publique, pourtant à la base de l’Etat démocratique, car elle accentuera inévitablement le népotisme, le favoritisme et plus généralement la politisation de la haute fonction publique10.

 

1 Suleiman (Ezra), Le démantèlement de l’État démocratique, Paris, Seuil, 2005.

2 Dreyfus (Françoise), L’invention de la bureaucratie. Servir l’Etat en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis (XIIIe-XXe siècle), Paris, La Découverte, 2000, p. 16.

3 Bourdieu (Pierre), La Noblesse d’Etat. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.

4 Bodiguel (Jean-Luc), Les Anciens Elèves de l’ENA, Paris, Presses de la FNSP, 1978.

5 La fabrique des énarques, Paris, Economica, 2001.

6 Biland (Emilie), Kolopp Kolopp (Sarah), « La fabrique de la pensée d’Etat. Luttes d’institution et arrangements cognitifs à l’ENA (1945-1982) », Gouvernement et Action Publique, 2013/2, n°2, p. 221-248