Contribution sections dijonnaises - numérique

Publié le : 14/06/2021

 

Congrès SNESUP-FSU – Rennes juin 2021

 

Contribution des sections Dijonnaises de l’université de Bourgogne

 

Depuis maintenant de nombreuses années, avec une indéniable accélération récente, les universités sont engagées dans une mutation à marche forcée pour s’adapter aux enjeux de la compétition économique mondiale. Le Président-Directeur Général du CNRS, Antoine Petit, s’en est fait l’écho dans une interview aux Echos du 26 novembre 2019, expliquant qu’« Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale ». Cette déclaration donne à entendre ce qui anime les politiques publiques en matière d’ESR : accroître la compétitivité, faire des universités des outils de puissance économique au service des intérêts industriels. La loi de programmation de la recherche (LPR) et les réformes successives accentuent le poids de l’évaluation individuelle et quantitative des recherches, la dévalorisation des engagements collectifs des chercheurs et chercheuses au profit d’une mise en concurrence de tous contre tous portée par une numérisation accélérée et ses promesses de démocratisation des savoirs, de « science ouverte » et d’individualisation des formations.

La question de l’éthique de la recherche et de la déontologie est inséparable de ce contexte global dans lequel sont prises les universités. Les grands regroupements, les politiques accentuant la concurrence, les mesures d’incitation à rapprocher la recherche publique du secteur privé, tous ces éléments multiplient les tentations de la fraude de la part de chercheurs engagés dans une course aux brevets et aux publications, écrasés par une pression croissante pour produire à court terme des recherches rentables. Dans le même temps, les organismes de recherche multiplient les comités de « déontologie » et autres chartes de bonne conduite qui n’engagent à rien, alors que les financements pérennes diminuent sans cesse. Pour affronter la question de la déontologie de la recherche, les consultations et comités ne suffiront pas, ils servent même trop souvent à dissimuler les enjeux en renvoyant la responsabilité sur des chercheurs individuels alors que ce sont les logiques structurelles même de l’évolution de l’université qui sont en cause et qu’il faut repenser. Les chercheurs sont en effet toujours plus poussés à devenir des petits entrepreneurs dont l’activité consiste à chercher des financements, en calquant le langage de la communication et du marketing aux dépens de ce qui devrait être le cœur de leur travail. De nombreuses enquêtes ont montré comment, depuis plusieurs décennies, la recherche a de plus en plus été embarquée au service d’intérêts privés, et comment le nouveau monde des technosciences — nécessitant des budgets toujours plus considérables — s’est emparé du langage et des pratiques concurrentielles. Comment s’étonner alors que les pratiques frauduleuses s’étendent et que la confiance des citoyens dans les chercheurs s’étiole ?

Par ailleurs, la période de pandémie que nous continuons à vivre a considérablement renforcé l’emprise des outils et pratiques numériques dans nos imaginaires et dans nos quotidiens d’enseignant·es-chercheur·euses. Les budgets et les injonctions à s’équiper se sont multipliés à la faveur de la crise sanitaire, le numérique a été présenté comme la condition de la « continuité pédagogique », alors que l’université a été l’une des principales institutions sacrifiées sur l’autel de la sécurité sanitaire. Le ministère et les directions d’établissement relaient massivement, et cela depuis plusieurs années désormais, les promesses et arguments publicitaires à propos de la « pédagogie numérique », souvent reprises sans aucune distance critique vis-à-vis des énoncés produits par les acteurs économiques du secteur : GAFAM ou start-ups de la « Ed-Tech » (Educational Technology), selon le jargon qui tend à s’imposer. Les pouvoirs publics nationaux et régionaux comme les instances centrales de nos universités en rêvaient depuis plusieurs années ; la crise pandémique leur a offert sur un plateau la possibilité d’accélérer le processus.

Le numérique est ainsi devenu en 2020 l’alpha et l’oméga de l’enseignement, accentuant des tendances antérieures. Collecte des informations, diffusion de la recherche, mise en réseau, le numérique remodèle le quotidien et les pratiques de l'enseignement supérieur et de la recherche. Mais il n’est pas un outil neutre, et ce qu’on appelle numérique recouvre une grande diversité d’artefacts qui impliquent des choix, des modes de classement et de hiérarchisation, des algorithmes produits par des acteurs industriels dont l’agenda a peu à voir avec celui des besoins pédagogiques et de la réflexion critique. Il faudrait prêter une attention accrue aux pratiques réelles comme aux nouveaux pouvoirs et aux nouvelles formes de domination qui accompagnent le mouvement, et questionner les choix de s’en remettre si massivement à des logiciels payants fournis par les GAFAM, comme Microsoft Teams, Zoom....

Il serait sans doute absurde de repousser par principe le « numérique éducatif et pédagogique », mais il le serait tout autant de s’en remettre naïvement et sans réflexions critiques à ces outils et langages qui remodèlent nos pratiques enseignantes via des injonctions qui viennent majoritairement d’en haut et de l’extérieur. Nous ne voulons pas céder aux injonctions permanentes, ni accepter sans débats de renoncer à des pratiques éprouvées au nom d’innovations vendues comme inéluctables. L’enjeu est de penser les artefacts, leurs conditions de fabrication et d’usage, les discours qui les portent et les installent au quotidien comme une nécessité. Depuis quinze ans, la promotion spectaculaire de l’université « numérique » autorise à parler sans complexe d’industrialisation de la formation et de la recherche grâce aux nouveaux outils. Le numérique accompagne aussi la réactivation d'un discours fataliste qui identifie le progrès, la technique et le marché. L’Université devrait selon nous être un espace réflexif, qui interroge ces évolutions sans céder aux idéologies du moment. À l’heure des débats sur la crise climatique et environnementale, peut-on continuer à promouvoir ces outils et le distanciel sans interroger l’accroissement de consommation énergétique nécessité par les nouvelles infrastructures du Net, sans penser les conditions sociales et matérielles de fabrication et de (non-) recyclage des objets et des réseaux ?

Nous pensons que notre syndicat se doit de souligner le coût exorbitant de tous ces équipements dans un contexte de surconsommation de ressources et d’énergie, de pollution généralisée, de reproduction ou d’aggravation des inégalités spatiales et sociales, de surveillance algorithmique généralisée, d’épuisement des psychismes sous l’effet de l’accélération. De plus en plus d’études montrent que les investissements réalisés dans le numérique ne produisent aucune amélioration sensible des performances scolaires, comme l’indiquait dès 2015 un rapport de l’OCDE, confirmé depuis par d’autres (voir les références ci-dessous pour quelques exemples). La crise épidémique de 2020 a révélé les insuffisances d’une pédagogie modelée par le numérique et ses promesses, elle a montré les inégalités étudiantes à cet égard, révélé les apories de formations fascinées par la puissance des outils techniques et qui oublieraient l’importance de l’échange réel.

Nous avons besoin d’enseignement et d’espaces où puissent se déployer la parole et l’échange, bien plus que de MOOC, de nouveaux logiciels vite périmés, ou de procédures automatisées qui annoncent la mort de nos métiers. C’est pourquoi nous appelons le SNESUP à soutenir les analyses critiques qui existent autour des promesses du numérique universitaire, à pousser le gouvernement à doter les universités d’outils libres, à privilégier le retour des enseignements en présentiel dès la rentrée, en s’opposant à la fuite en avant liberticide qui accompagne partout la collecte des données et la surveillance algorithmique.

La Fabrique du crétin digital : Les dangers des écrans pour nos enfants Michel Desmurget https://www.seuil.com/ouvrage/la-fabrique-du-cretin-digital-michel-desmu...

Critiques de l'école numérique, Coordonnée par Cédric Biagini, Christophe Cailleaux et François Jarrige : https://www.lechappee.org/collections/frankenstein/critiques-de-ecole-nu...

 

Numérique et apprentissages scolaires, André Tricot et Jean-François Chesné http://www.cnesco.fr/ wp-content/uploads/2020/10/201015_Cnesco_Numerique_Tricot__Chesne_Rapport_synthese.pdf