Quelques éléments d’histoire pour comprendre la restructuration de l’ESR

Publié le 4 juin 2017

Pour comprendre et (mieux) saisir les transformations actuelles (et pour partie subies) de l’enseignement supérieur, et plus encore de l’enseignement supérieur universitaire français depuis les années 1980, il convient de rapporter cet échelon à l’histoire et à l’évolution générale du système scolaire français et plus précisément encore de ses échelons – topologiquement et hiérarchiquement – inférieurs.

Le sociologue M. Verret (1975, t. 1, p. 91-92) souligne ainsi que, d’un point de vue généalogique, l’Université fut « l’institution scolaire première » et que « en France, l’école primaire, pédagogiquement première, fut historiquement dernière », que « l’enseignement des collèges s’est institutionnalisé sous forme autonome qu’après l’enseignement supérieur, et l’enseignement primaire qu’après l’enseignement secondaire. »  Il ajoute que « cet ordre de constitution n’a cessé d’influencer l’ordre des finalités » et que « aujourd’hui encore [quarante ans plus tard cela semble bien être toujours le cas, VC], la petite école louche sur la moyenne qui admire la grande, qui ne les regarde guère. » (Ibid., p. 92)

1/ Jusqu’au début des années 1960, il existe deux circuits de scolarisation relativement étanches : d’un côté l’école élémentaire pour tou.te.s (de fait, majoritairement, les milieux populaires, ouvriers et employés) et de l’autre l’enseignement secondaire (le « petit lycée » – grosso modo nos collèges actuels – et le lycée) « réservé » aux enfants de la bourgeoisie et à quelques « élites » dûment estampillées de l’école élémentaire, enseignement secondaire qui ouvre ensuite à l’enseignement supérieur, pour la fraction la mieux « dotée » aux plans culturel et social.

2/ Depuis la seconde moitié du XIXe siècle en France, s’est amorcé un double mouvement de fond, d’accroissement de la scolarisation, et de manière corrélative, d’allongement de sa durée effective au-delà de son obligation légale. Le point décisif est que les lois ont, jusqu’à présent, toujours régularisé post festum (après coup) des réalités d’ores et déjà en acte et qu’elles ont alors aussi fortement contribué à les renforcer (allongement de la durée de la scolarisation ainsi que les différenciations et inégalités sociales afférentes).

Pour fixer sommairement les choses, rappelons quelques dates essentielles [1]

  • 1881-1882 [lois Ferry], création d’un enseignement primaire public obligatoire, gratuit, et laïque pour les garçons et filles âgés de 6 à 13 ans ;
  • 1936 [Front populaire, J. Zay ministre de l’EN], l’obligation de scolarisation est portée à 14 ans (et elle fut vivement combattue à l’époque par le mouvement syndical, la CGT en l’occurrence qui craignait que les meilleurs éléments de la classe ouvrière ne soient confisqués par la bourgeoisie via l’école) ;
  • 1959 [C. de Gaulle, J. Berthoin, ministre de l’EN], prolongation de l’obligation de scolarisation à 16 ans pour les enfants nés après le 1er janvier 1953 et surtout réorganisation de l’enseignement public, avec la création d’une « école moyenne » entre l’enseignement primaire et le lycée, c’est-à-dire une « unification » relative avec cependant des filières « internes ». S’y ajoute la mise en place d’une carte scolaire pour l’enseignement public (« sectorisation »).
  • 1975 [R. Haby ministre de l’EN], création du « collège unique » qui achève, formellement, l’unification de l’école moyenne, en supprimant, formellement toujours, ses filières/voies internes.

Je l’ai indiqué, la loi a souvent régularisé après coup une situation de fait. Ainsi, la prolongation de l’obligation scolaire jusqu’à l’âge de 16 ans régularise-t-elle l’allongement constaté, depuis 1945 (avant le baby-boom de l’immédiat après-guerre) de la scolarisation et par conséquent la croissance continue des effectifs scolaires. Outre les transformations économiques – notamment de l’appareil productif avec la mécanisation du travail agricole, lequel était « gourmand » en main d’œuvre – et sociales cette croissance est aussi due à des transformations internes de l’institution, lesquelles répercutent les changements évoqués plus tôt.

Sans rentrer dans les détails [2], tout cela va contribuer à l’accroissement de la scolarisation, sa première massification finalement mais plus lente ou moins abrupte que les suivantes, ainsi qu’à l’unification tendancielle du système éducatif. Ce sera la constitution de « l’école moyenne », entre l’enseignement élémentaire et l’enseignement secondaire, c’est-à-dire à la création du maillon « collège » au début des années 1960.

L’allongement de la durée de scolarisation et son extension également, toujours socialement différenciée – la « massification » ou la « démographisation » pour indiquer le caractère objectif et non prémédité de cette extension –, est non seulement renforcée par le baby-boom d’après-guerre mais également soutenue par le pouvoir politique après la guerre, pour – je le dis de manière schématique – deux grandes raisons : culturelle (éradiquer l’ignorance comme terreau du fascisme) et économique (reconstruire un appareil productif et donc la puissance économique de la France).

Les effets nécessaires sur l’enseignement supérieur en général et l’université en particulier, sont doubles : 1) une forte croissance des effectifs (la première massification) et 2) une évolution subséquente de sa fonction, qui ne peut plus être, comme auparavant, de seulement reproduire des élites intellectuelles et techniques mais bien de « produire » des forces productives, des forces de et pour la production économique, intellectuelle, etc.

Dès lors, et aussi en raison de sa position dans l’architecture générale du système éducatif – sa dénomination, « supérieur » étant, comme les autres échelons du reste, à considérer, à la fois au propre et au figuré avec l’ambiguïté qui en résulte – l’enseignement supérieur est dorénavant affronté à une nouvelle question, celle de l’insertion professionnelle (et cette question me semble discriminante entre l’ESU et les grandes écoles).

C’est dans ce cadre général que s’inscrivent les réformes successives de l’enseignement supérieur universitaire depuis plus de vingt ans désormais, lesquelles sont par ailleurs présentées comme la conséquence, non pas nécessaire, mais inéluctable de la société et/ou de l’économie dites « de la connaissance » [3].

Au vrai, il s’agit moins de réformes que d’une véritable restructuration industrielle (à l’instar, peut-être de la Sidérurgie dans les années 1970, en France également), prônée par l’Europe dit-on, au nom d’une conception plus élevée de la « civilisation », mais qui est en réalité et plus prosaïquement dictée par l’écosystème global de la re-mondialisation capitaliste (cf. Tosel, 2008 et 2012). Pour ce qui nous concerne, ce sont les lois LRU (Pécresse et Fioraso) qui les ont mises en œuvre avec l’objectif déclaré de complètement remodeler le modèle universitaire français afin qu’il puisse mieux épouser les exigences « économiques » du capitalisme mondial et par conséquent, ses contradictions également, de plus en plus vives…

Notes
[1] Pour plus d’informations, voir P. Albertini, 1992 ; F. Jacquet-Francillon, 2010 ; C. Lelièvre 1990.
[2] Création puis suppression des établissements post-enseignement primaire (Écoles primaires supérieures et Cours complémentaires). Voir les références citées dans la note précédente.
[3] Expression ambiguë qui signifie plutôt et essentiellement son épargne que la détermination (du cercle) des besoins et de sa diffusion au plus grand nombre.

Références
Albertini P. (1992), L’École en France XIX-XXe siècle. Paris : Hachette.
Jacquet-Francillon F. [dir.] (2010), Une histoire de l’école. Paris : Retz.
Lelièvre C. (1990). Histoire des institutions scolaires. Paris : Nathan.
Tosel A. (2008), Un monde en abîme ? Paris : Kimé.
— (2012). « Cinquante thèses sur la mondialisation capitaliste et sur un communisme possible. » Marxismes au XXIe siècle ; document PDF (consulté le 4 juin 2017).
Verret M. (1975). Le temps des études. Paris : H. Champion.

Vincent Charbonnier, 24 mai -4 juin 2017